Charles Bukowski : « Un dessin de poisson ».
Il n’arrêtait pas de dessiner des poissons
sur des feuilles de papier
et j’ai dit :
Jack, qu’est-ce qui ne va pas ?
mais il n’a rien répondu
et sa femme a dit :
il ne cherche pas de travail,
voilà ce qui ne va pas,
et je dois m’occuper
des gosses ; je ne sais
vraiment pas comment nous
allons nous en sortir.
il n’arrêtait pas de dessiner des poissons
sur des feuilles de papier
et il n’était même pas saoul.
je suis descendu prendre 2
bouteilles de vin
et la vieille femme a
fait le service.
et Jack a bu son verre,
puis a juré : ce bon dieu
de stylo à bille est toujours à court
de sang
au moment précis où j’arrive à l’essentiel,
le crucifix, au moment précis où je
suis enfin consumé
par ce feu stupide…
il a jeté le stylo
dans un sac en papier rempli de bouteilles vides,
de boîtes vides de sardines
et de haricots, a enfilé sa veste
et est sorti.
où va-t-il ?
j’ai demandé.
j’en ai rien à foutre
où il va,
a dit la vieille femme.
puis elle a relevé sa robe
et m’a montré ses guiboles ;
elles n’étaient pas mal, j’ai toujours
été un homme à jambes
mais je me suis dirigé vers le placard
et j’ai remis ma veste.
où vas-tu ? a-t-elle demandé.
je vais chercher du boulot,
lui ai-je dit,
il y a une annonce dans le Times,
ils recrutent des gardiens pour le
nouvel immeuble Fleischman.
j’ai descendu l’escalier, ai longé
un demi-pâté de maisons vers le nord
jusqu’au bar le plus proche.
Jack y était assis.
je ne sais pas, a-t-il dit,
je pense que je vais
me tuer.
ça ne fait rien, ai-je dit,
ça doit arriver un jour ou l’autre
de toute façon.
nous avons passé tout l’après-midi
à boire
et vers 7 heures du soir, nous sommes partis
lui avec une qui avait du feu dans les cheveux
et moi avec une boiteuse
une lectrice de Henry James
qui riait du coin
de la bouche
il faisait 17 degrés
et il ne restait pas grand-chose
du monde.
Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, Ed. du Rocher, 2011, pp 137-139.